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Luttes frontalières pour la vie et face à la disparition de migrants au Mexique et en Tunisie

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Subjectivités politiques, justices et mobilités migratoires

Par Edgar D. Córdova Morales

  • Doctorant au Centre de Recherche et d’Études supérieures en Anthropologie sociale (CIESAS), Mexique sous la direction de Rachel Sieder et en accueil scientifique à l´IRMC sous la supervision de Betty Rouland en 2019.

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Cette recherche porte sur les luttes frontalières menées par deux organisations de recherche de migrants disparus : l’une à la frontière sud mexicaine, l’autre dans le littoral tunisien de la Méditerranée centrale. Il est question d’analyser les nouvelles subjectivités politiques, de justice et de solidarité que ces organisations produisent en s’alliant avec des acteurs solidaires, comme les migrants ou les activistes. Ces deux organisations sont envisagées comme participant d’une lutte plus large à l’encontre un régime frontalier global.

This research focuses on the border struggles led by two organizations of research of missing migrants, in the south Mexican border and in the Tunisian coast of the central Mediterranean. The purpose is to analyze the new political subjectivities of justice and solidarity that these organizations are producing by making alliances with sympathising actors, such as migrants or activists. These two organizations are considered as a part of a broader struggle facing a global border’s regime.

يهتم  هذا البحث بالصراعات الحدودية التي تقودها منظمتا بحث عن المهاجرين المفقودين واحدة في الحدود الجنوبية للمكسيك  والاخرى في الساحل التونسي وسط البحر الأبيض المتوسط. يتعلق الأمر بتحليل الذاتيات السياسية الجديدة للعدالة والتضامن التي تفرزها تحالفات هذه المنظمات مع فاعلين متضامنين، كالمهاجرين والناشطين. سيتم التطرق لهذين المنظمتين بإعتبارهما جزءًا من نضالٍ أوسع يواجه نظاماً كونياً للحدود.

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Cette thèse analyse les luttes frontalières menées par deux organisations de chercheurs de migrants disparus. La première œuvre dans la région de Soconusco (Chiapas), à la frontière sud du Mexique, la seconde sur la côte sud de la Tunisie, en Méditerranée centrale. Elles constituent des enclaves critiques, parmi les circuits migratoires les plus dynamiques, fréquentés, violents et les plus contestés du monde dans le contexte de la phase globale actuelle du capitalisme néolibéral.

Sur la base d’une triade théorique critique composée d’études sur les frontières (Walters, 2010 ; Mezzadra, Neilson, 2013), de la perspective de l’autonomie migratoire (Boutang, 1998 ; Papadopoulos et al. 2008; Mezzadra, 2010) et de la géographie radicale (Lefebvre [1974] 1991; Hyndman, 2004), l’un des points de départ de cette recherche sont les relations socio-spatiales conflictuelles qui produisent des espaces hétérogènes et dynamiques, constamment reconfigurés par des relations de pouvoir complexes et inégales. Dans cette perspective, la frontière sud mexicaine et la côte sud tunisienne sont considérées comme des paysages frontaliers (Rajaram, Warr, 2007), c’est-à-dire des espaces complexes et tendus de luttes et d’articulations sociopolitiques historiquement produits et inhérents à la dynamique de l’accumulation capitaliste, où la tension violente entre la mobilité migratoire irrégulière et le contrôle de ces frontières sont constitués en tant qu’éléments centraux et caractéristiques de ces espaces.

Ainsi, je fais l’hypothèse que les paysages frontaliers du Mexique et de la Tunisie, bien que très éloignés géographiquement, soient des nœuds intimement et fortement articulés par une série de luttes frontalières (Rodríguez, 1996 ; Mezzadra, Neilson, 2013) telles que la recherche de personnes disparues, ainsi qu’un régime global des frontières (Varela, 2016). Ce régime, conçu comme un assemblage de connaissances et de pouvoirs qui circulent et prennent forme à travers l’articulation de politiques migratoires, de lois et de traités internationaux par les États et en liaison avec les institutions internationales, les sociétés de sécurité et les organisations criminelles, approfondit l’actuel développement géographique inégal (Harvey, 2006). Ce processus perpétue et approfondit les inégalités mondiales, notamment par la prolifération d’infrastructures frontalières militarisées qui tentent de réguler violemment la migration des personnes en provenance du Sud global au moyen de critères d’exclusion, principalement en termes de classe, de race et de nationalité. En conséquence, et compte tenu de la nécessité de transiter clandestinement dans des zones plus dangereuses afin de chercher de nouvelles opportunités de vie aux États-Unis et en Europe, des dizaines de milliers de migrants meurent et disparaissent à la frontière sud du Mexique et sur la côte tunisienne.

Ainsi, le regard ethnographique est axé sur le pont frontalier international « Rodolfo Robles », Ciudad Hidalgo et Tapachula à Soconusco (Chiapas), récemment constitués comme des espaces de recherche de migrants disparus et d’intense mobilité migratoire provenant d’Amérique centrale. En ce qui concerne la côte tunisienne, cette recherche se concentre principalement sur la ville côtière de Zarzis ainsi que sur le point transfrontalier tuniso-libyen de Ras Jedir, également zones privilégiées des flux migratoires subsahariens vers l’Europe où des milliers de personnes disparaissent dans de multiples naufrages en Méditerranée.

Dans ces paysages frontaliers, cette recherche a suivi et accompagné deux organisations qui constituent des cas emblématiques de nouvelles luttes frontalières en Amérique latine et au Maghreb ces dernières années. Il s’agit du « Movimiento Migrante Mesoamericano » regroupant et soutenant un réseau de petites organisations honduriennes à la recherche de migrants disparus dans le sud du Mexique, et de l’association tunisienne « La Terre Pour Tous », dont les membres tentent de retrouver leurs proches disparus en Méditerranée centrale alors qu’ils essayaient de rejoindre l’Europe. À leur tour, ces organisations sont soutenues par deux réseaux antiracistes de soins et de soutien solidaire (Bishop, 2011) pour la libre mobilité des migrants : « Carovane Migranti » et « Caravana Abriendo Fronteras », composées d’organisations et de migrants de toute l’Italie et de l’Espagne, pays de destination des migrations.

En tant qu’alliés des organisations de recherche des migrants disparus, les activistes italiens et espagnols commencent à soutenir conjointement le Movimiento Migrante Mesoamericano (Mexique) et La Terre pour tous (Tunisie). Ils leur fournissent un accompagnement, un soutien logistique, socio-affectif, économique et médiatique. Et ce, dans le but d’aider leurs membres honduriens et tunisiens à se déplacer librement et en toute sécurité pour retrouver leurs disparus le long de la Soconusco (Mexique), de la côte méditerranéenne tunisienne et, dans certains cas exceptionnels, en Italie, principale destination des personnes quittant la Tunisie. Racialisés, appauvris et criminalisés par leurs nationalités, la mobilité transfrontalière des chercheurs de disparus – généralement limitée par le régime global des frontières en place au Mexique et en Tunisie – est vitale pour leurs luttes.

En outre, ces réseaux antiracistes de soins et de soutien solidaire ont été essentiels à la formation d’une alliance transocéanique pour la recherche des disparus. Agissant comme un « pont de solidarité », la Carovane Migranti a contribué à la réalisation du 1er Sommet mondial des familles de disparus fin 2018 au Mexique, un scénario où les familles de disparus tunisiens ont rencontré pour la première fois leurs homologues honduriens. Il a ainsi permis l’échange de stratégies de recherche, de témoignages de douleur, de revendications politiques ainsi qu’une série d’engagements pour l’unification d’un front mondial dans la recherche des disparus et la dénonciation des États qui favorisent le contrôle des mobilités, à savoir l’Europe et les États-Unis. Ce sommet a été suivi d’une initiative politique fortement promue par la Caravana Abriendo Fronteras  en Andalousie (Espagne) durant l’été 2019, dans laquelle des chercheurs de migrants disparus honduriens et tunisiens se sont à nouveau réunis pour participer à des activités de dénonciation des milliers de morts et de disparitions en Méditerranée, avec des organisations solidaires de la libre mobilité des migrants de toute l’Espagne.

Sur la base d’un large éventail de pratiques collectives telles que l’utilisation critique de la loi dans les instances judiciaires, les manifestations, les assemblées, les stratégies médiatiques de dénonciation, les nouvelles stratégies de recherche des disparus et les articulations avec les réseaux de soins et de soutien antiracistes, les luttes frontalières de La Terre Pour Tous et du Movimiento Migrante Mesoamericano ainsi que leurs alliés ont pour but : 1) une mobilité transfrontalière libre et régulière afin que leurs membres honduriens et tunisiens puissent retrouver collectivement leurs disparus, morts ou vivants, 2) la demande de justice et de réparation auprès de l’État mexicain, le gouvernement tunisien et l’Union Européenne en tant que promoteurs et exécuteurs des politiques frontalières qui criminalisent la mobilité migratoire, et 3) la reconnaissance du chercheur de disparus en tant que sujet politique et de la disparition des migrants comme un problème mondial s’inscrivant dans un continuum historique de violence raciste et xénophobe sous une généalogie coloniale et de dépossession.

Suivant l’approche de l’autonomie des migrations, cette étude propose donc de voir les chercheurs de migrants disparus et les migrants non plus comme des « citoyens ratés », passifs et soumis aux États, mais plutôt comme des protagonistes historiques et des sujets politiques centraux insérés dans des réseaux de solidarité qui, en défiant le régime des frontières dans ses objectifs politiques et de justice, rejettent plus largement les violents échafaudages juridiques étatiques. En effet, cette perspective permet de souligner les aspects subjectifs de la mobilité, révélant que les migrations ont été un mouvement politique et social contingent, contentieux et autonome.

Dans cette optique, les luttes frontalières sont conçues comme une série de pratiques organisationnelles où des acteurs hétérogènes, mais également exclus des ordres étatiques en termes de citoyenneté, de classe et de race, se réunissent pour créer des réseaux qui visent non seulement à remettre en question le contrôle de la mobilité frontalière, mais aussi à proposer de nouvelles formes de vie, de subversion et de justice dans les paysages frontaliers de la Tunisie et du Mexique. Ainsi, le principal objectif est d’identifier et d’analyser les nouvelles subjectivités politiques, de justice et de solidarité que les organisations à la recherche de migrants disparus génèrent en s’alliant à des acteurs de solidarité, tels que les migrants en situation irrégulière et les militants antiracistes, dans leurs processus de recherche en Tunisie et au Mexique. Est également abordée la façon dont une analyse conjointe de ces deux organisations pourrait constituer une lutte transocéanique face à un régime global des frontières.

D’autre part, cette ethnographie multisite réalisée entre octobre 2018 et septembre 2019 s’est appuyée sur une série de techniques qualitatives telles que des témoignages, des conversations ethnographiques, des entretiens semi-directifs et l’observation participative dans une perspective critique, sur la généalogie de l’anthropologie engagée et en collaboration avec des organisations de recherche de migrants disparus.

Par conséquent, cette recherche part du principe épistémique selon lequel « il n’y a pas une seule vérité qui attend d’être découverte par l’observateur impartial, tout en présupposant que toute connaissance est partielle et contingente » (Leyva, 2010, 3). Elle adhère donc à la vision qui rompt avec l’exercice ethnographique supposé « objectif », dont les préceptes ont encouragé la position neutre et indifférente du chercheur, reflétée dans la recherche de structures statiques, d’attentes culturelles et de normes sociales fixes, au détriment de la perspective des acteurs sociaux opprimés. Ainsi, ce projet n’est pas seulement né d’une préoccupation académique, mais aussi d’une décision politique visant à rendre visible la disparition des migrants comme un problème mondial urgent et à remettre en question les politiques et les pratiques qui génèrent la violence, la souffrance et l’injustice pour des milliers de personnes. De même, cette thèse pourrait aussi aspirer à être une contribution documentaire aux luttes des organisations accompagnées ainsi que de leurs alliés.

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